Jeanne Beaulieu Casgrain
PAR L’AUTRE BOUT DE MA LONGUE VIE
Chapitre Un
MON JEUNE ÂGE
Au tout début du siècle, le parc Jacques-Cartier, à St- Henri est
un fort joli site: un îlot de verdure autour duquel sont établis quelques
professionnels canadiens-français : juges, avocats, médecins.
Au premier étage d'une maison de la rue Agnès, en octobre 1903, un
jeune avocat du nom de Louis-Émery Beaulieu et son épouse, Attala
Mallette accueillent leur premier enfant, une
fillette qu'ils prénomment Jeanne.
Je ne demeure pas enfant unique bien longtemps. Je n'ai que
deux ans quand ma mère donne naissance à Jean. Puis viennent
s'ajouter Henri et Gilberte.
Mon St-Henri ressemble en plusieurs points à celui que décrit Gabrielle Roy dans
«Bonheur d'occasion». La maison de Mme Côté, chez qui les
gens du quartier vont porter le blanchissage, vibre tout entière
quand passent les trains. On place les gros paquets de lavage
dans ma voiturette à quatre roues que je tire sur les trottoirs de
bois de I'époque. On va aussi chez le Chinois, spécialiste
reconnu pour l'amidonnage des chemises, mais il me fait peur
avec son teint, sa tresse dans le dos et son langage incomprehensible:
ma mère doit s'entendre avec lui par signes.
Mon enfance et mes études
Je fréquente l'école St-Henri où je prépare ma première communion
à sept ans. Présidée par le chanoine honoraire Décarie, la cérémonie
se déroule à l'église de St-Henri, détruite depuis par les flammes.
En robe et voile blancs, bas et chaussures noirs, j'entonne avec
recueillement le
cantique repris par des générations de communiants :
«C’est le grand jour; bientôt, l'ange mon frère
Partagera son banquet avec moi
Des pleurs de joie humectent ma paupière
Oh! mon Jésus, je cours, je vole à toi.
En 1914, mon père achète une maison sur les hauteurs d'Outremont,
ville en pleine expansion. La famille déménage au 36, rue Roskilde.
La nouvelle maison voit bientôt arriver trois autres petits Beaulieu :
Roland, Paul et Thérèse, ce qui porte à sept le nombre des enfants.
Désormais, ma mère doit s'occuper des enfants et d'une grande
maison. Elle a recours à de l'aide extérieure pour le blanchissage
et la cuisine des grands jours.
Avec les années, bien qu'il n 'y ait que six maisons sur notre rue,
nous formons bientôt une joyeuse bande d'adolescents. En plus des
sept Beaulieu, on trouve les neuf Leroux (dont sept garçons), les
cinq filles Beauchamp et, de l'autre côté de la rue, un «Anglais»
beau comme un coeur, que tout le monde s'arrachera, Marvin St-John.
Toute cette jeunesse profite d'un terrain
vacant tout proche pour installer un tennis. Celui-ci devient bientôt le lieu
de rassemblement de nombreux jeunes des alentours.
De la Première Guerre mondiale, on ne se rend pas trop compte.
À peine quelques mesures prises par maman «au cas où» :
dans le grenier, rangés avec soin, des valises
remplies de couvertures, deux barils de farine et deux barils de sucre.
Papa ne sera pas appelé sous les drapeaux et les nouvelles d'Europe
ne seront jamais commentées à la maison, car le journal n'y entre pas.
Malgré les services de notre aide Purissima - au nom inusité déchiffré
sur une image sainte -, à titre d'aînée, j'hérite de responsabilités qui
m'éloignent de la vie insouciante menée par mes frères et soeurs.
À douze ans, je dois «faire la classe» à mes cadets, les aider dans leurs
leçons et leurs devoirs, tâche que je prends très au sérieux. Je m'en acquitte
si bien que mon frère Paul arrive bientôt à réciter par coeur Le petit catéchisme,
questions et réponses en enfilade.
En 1918, je quitte l'Académie Notre-Dame de Bonsecours, que je
fréquentais depuis mon arrivée à Outremont, pour entreprendre mon cours
Lettres-Sciences au Couvent des Dames du Sacré-Coeur. Chaque jour, je
marche de chez moi au couvent situe rue St-I Alexandre, tout près du Collège
Ste-Marie pour garçons. Quelle économie, pensez donc, quand on sait que
10 billets de tramway coûtent 0.25 ! Élève studieuse, je profite du trajet pour
répéter mes leçons.
L'adolescente que je suis est fort impressionnée par l'étendue des
connaissances des religieuses qui enseignent aux Anglaises comme aux
Françaises. Et elles s'expriment dans une si belle langue! Je développe
alors un goût pour le bien-écrire et le bien-parler, un amour du terme juste.
Plus question de malmener mon français! Sus aux anglicismes! J'aime
par-dessus tout la philosophie. La façon des religieuses d'expliquer la
religion me marquera pour la vie. De cet enseignement, je retiens que la
religion n'est pas une fantaisie, mais une chose sérieuse à laquelle on tient,
qui fait partie de son quotidien.
Mes quatre années d'études au couvent me permettent de nombreuses
découvertes et font ressortir des facettes de ma personnalité. Je commence
aussi des études de piano que je poursuivrai plus tard avec un professeur
privé, monsieur Pelletier. Je deviens la «lionne aux cheveux d'or» parce que
j'ai «du caractère» comme on dit en parlant d'une femme qui n'a pas peur de
tenir tête, surtout si elle croit avoir raison. Je ne m'offusque pas de ce surnom;
bien au contraire, j'en suis presque fière.
Ma détermination et mon enthousiasme sont mis à contribution dans les
pièces de théâtre qu'on monte chaque année au couvent et dans lesquelles
j'obtiens souvent un rôle important. Athalie, tragédie de Racine maintes fois
jouée par les jeunes filles à l'époque, retient ma faveur. Je joue, chante et me
forme tout en me divertissant.
La petite troupe théâtrale se produit même à St- Hilaire à l'occasion d'une
réception donnée par les dames d'un cercle littéraire dont madame Dupuis,
des magasins Dupuis et Frères, est présidente. Je termine mes
études avec les honneurs, en 1922, à dix-neuf ans.
Une maisonnee où vivent sept enfants, deux parents, une tante, des
domestiques occasionnels, voilà de quoi assurer qu'on ne s'ennuie jamais.
La maison est tendue de
tapisserie bleue avec du velours, des lustres ornent les plafonds, une magnifique
statue de bronze monte la garde au pied du grand escalier. Attala Beaulieu,
ma mère, aime le beau. Femme d'un naturel gai, elle aime aussi beaucoup recevoir.
Le dimanche, elle invite toute la famille à dîner. La cuisinière arrive de bon matin
et prépare un plantureux repas pour une tablée qui peut compter jusqu'à quinze
personnes. À 13 heures, la salle à manger accueille les dîneurs et, au fur et à
mesure du long repas, s'emplit du bruit de conversations animées, ponctuées
d'éclats de rire.
Bien que tout le monde y mette son grain de sel, certains convives
participent davantage à la conversation. Mon père et mes frères Paul
et Henri discutent ferme. Si je reste discrète, Gilberte et Thérèse
retiennent l'attention des invités. D'abord, elles parlent d'abondance et
sont très drôles. Elles ont toujours quelques histoires nouvelles à
raconter. On se demande même si parfois elles
n’inventent pas un peu.
Mais ce qui les distingue surtout, c'est cette habitude qu'elles ont
de se lever aussitôt leur repas avalé et de se tenir debout derrière
leur chaise en continuant à causer. Elles ne peuvent, en effet, quitter
la pièce qu'une fois le repas des parents terminé. II est toutefois gênant
d'expliquer aux visiteurs qu'elles attendent debout, afin que leur dîner
«descende» plus vite. Elles sont convaincues qu'ainsi les graisses
disgracieuses s'accumuleront moins autour de leurs hanches.
Étant plus pragmatique, je me soucie peu de la finesse de ma taille,
que je trouve tout à fait normale. Ces coquetteries m’impatientent même un peu.
Mon père
Pour moi, le meilleur moment de cette réunion hebdomadaire
est sans contredit la marche que je prends avec mon père après le
dîner. Souvent aussi, je fais les cent pas avec lui sur la grande galerie
de la maison, quand il prend un peu l'air avant de commencer son
travail du soir. Je lui expose mes problèmes, mes incertitudes; je vais
chercher auprès de lui l'approbation
et le réconfort qui m'aident face aux choix que la vie m'impose. Cette relation
privilégiée dure jusqu'au décès de papa qui s'éteint à l’âge de 82 ans, en 1962,
après deux ans d'invalidité.
II passe souvent pour un être froid, même intimidant, cet homme à
l'allure sévère et au comportement distant. En fait, Louis-Émery
Beaulieu est un grand timide. Pourtant, il se révèle un plaideur hors
du commun, un as de la dialectique. Toujours en quête du mot juste,
il s'exprime avec une élégance et une clarté qui font bien ressortir la
justesse de ses propos. II s' imposera comme l'un des premiers
jurisconsultes de sa génération. À l'instar de nombreux hommes de
loi, il a suivi les cours dispensés par la Société du bon parler français
afin de parfaire sa diction.
Michel Beaulieu (1680-1725), père du premier Beaulieu à émigrer au
Canada, était avocat à Bayonne sous les règnes de Louis XIV et de
Louis XV. Louis-Émery, lui, né dans une modeste famille de cultivateurs
de St-Isidore de Laprairie, est le premier Beaulieu de sa lignée en
Nouvelle-France à choisir la profession de son ancêtre. Rapidement,
il devient l'avocat des grandes affaires. En 1932, il est élu Bâtonnier
de la Province, puis, en 1951, Bâtonnier du Canada à Banff.
On fait appel à lui pour conseiller les gouvernements, les puissantes
institutions financières et les grandes maisons commerciales. En 1936
et en 1944, sous le règne de Maurice Duplessis, il assume, en Angleterre,
la fonction de porte-parole du gouvernement québécois pour les questions
constitutionnelles et fiscales. D'autres honneurs et d'autres responsabilites
lui échoiront sans qu'il ne cherche pour autant à se mettre de l'avant, car
il évite la publicité tapageuse.
Tout au long de sa vie, mon père sera un homme de bien, un homme
respectueux des gens et des règles. La pratique religieuse fait partie de
ses activités quotidiennes. La vie spirituelle alimente ses réflexions et guide
ses actions. Comme lui, je poserai la religion comme assise
principale de ma vie de jeune fille et de femme. Avec cet homme admirable, j'ai
d'autres affinités : esprit vif, amour du discours et des idées, une certaine réserve
et un sens inné de la valeur de chaque individu.
Comme plusieurs jeunes filles de mon époque, je possède un album
d'acrostiches. Y sont consignés les poèmes écrits pour moi par mes
proches et mes amis. Celui que mon père m'a dédié, l'été de mes
quinze ans, illustre bien la nature du sentiment qui nous unit :
Je voudrais être ton ami Et le confident de ta peine! Aux jours de joie, aux jours d'ennui N'être jamais celui qui gêne! Ne suis-je pourtant pas cela En étant tout court, ton papa? Bientôt tu seras jeune femme Et le monde t’appellera À ces fêtes qui troublent l’âme Un jour tu assisteras Las! tu connaîtras la détresse Inévitable après I'ivresse! Et alors tu retrouveras Un bon ami, dans ton papa!
Ton papa
Old Orchard, 29 juillet 1919
Jacques Beaulieu
beajac@videotron
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22 juillet 2019
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