Lettre du 3 juin 1901 | ||
Correspondance d'Émery Beaulieu à Attala MalletteLettre du 3 juin 1901
N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre: [Premier folio de deux pages 20 x 26 cm]
Montréal, 3 juin 1901
À Mademoiselle Attala Mallette,J'ai reçu votre lettre ce matin, et pour vous répondre de suite, je manque à mon programme comportant que je devais étudier tous les soirs, je trompe mon compagnon de travail à qui j'avais promis de passer la veillée à repasser ensemble nos matières d'examens. Mon ange chéri souffre, elle souffre à cause de moi! que m'importent alors programme, ami, promesse. Et d'ailleurs, pourrais-je étudier, quand mon coeur est en sang, quand les larmes obscurcissent ma vue. Ah! je veux que dès demain, vous soyez consolée, que dès demain vous sachiez, et cette fois pour toujours, que je vous adore, que je vous chéris jusqu'à la folie, jusqu'à l'enivrement, je veux que vous soyez parfaitement convaincue que rien au monde ne pourra m'empêcher de vous aimer de toutes mes forces, & que nulle nulle autre jeune fille ne pourra distraire ma pensée de votre image, du souvenir de vos amabilités, de vos qualités. Attala, ces mots ne sont pas des promesses semblables à celles dont vous disiez: «Autant emporte le vent!» Attala, vous savez que Dieu nous entend, je le sais aussi, vous savez que Marie est notre mère à tous deux et que je ne voudrais rien faire qui soit indigne d'une si auguste Mère; eh! bien, mon Attala, eh! bien, ma chérie, & unique trésor de ma vie, devant ce Dieu si bon, devant cette Mère si tendre que j'ai priée tant de fois de m'accorder la grâce d'être toujours aimée de vous, je jure, je promets de vous aimer toute ma vie, de vous chérir aussi longtemps que vous ne me direz pas: «Je ne vous aime plus!» Belle ange de mon âme, êtes-vous consolée? Si vous êtes consolée, moi je ne le suis pas. Trois semaines ne se sont pas écoulées depuis que vous me promettiez de ne jamais douter de moi; et vous me traitez de volage! Je veux vous abandonner, dites-vous, je regrette mes engagements, mes serments solemnels! Attala, j'aime à croire que vous n'avez pas songé, en écrivant ces mots, à ce qu'ils comprenaient d'injurieux, de pénible pour celui qui a voué toute sa vie à vous aimer. Vous n'aviez pas songé à la douleur que produiraient dans mon âme, vos paroles de doute! Est-il possible que vous ayiez ainsi interprété ma dernière lettre? Ne voyez-vous pas que toute cette histoire n'est qu'un pur badinage? Sans doute, cette jeune fille existe & ses senti[deuxième folio de deux pages 20 x 26 cm]ments sont telles que je vous les ai représentées; mais de ces sentiments, j'étais informé avant de vous connaître, et ils ne m'ont pas empêché de vous aimer, & c'est en connaissant ces sentiments, que je m'engageais à vous aimer toute ma vie; & aujourd'hui encore, que ces sentiments me sont rappelés, j'éprouve un plaisir incroyable à vous réitérer mes sentiments d'amour éternel. Relisez cette lettre à tête reposée et vous verrez que de cet amour de Mademoiselle, je m'en moque. Si je parlais de vous dans les termes que j'ai employés pour vous raconter cet incident, dites-moi, seriez-vous flattée, en tireriez-vous la conclusion que je vous aime. Attala, je n'aime que vous; vous aviez voulu me taquiner en me disant que vous ne m'écriviez que parce que vous n'aviez pas de cigarettes à fumer & que M. Mc. Gown ne pouvait sortir ce soir-là; & j'avais cru pouvoir vous taquiner de la même manière. Et d'ailleurs, est-ce que le commencement & la fin de ma lettre ne vous témoignaient pas assez d'amour. Attala, ma mignonne petite reine, je ne vous ai jamais autant aimée que je vous aime maintenant; et cet amour se fortifie à mesure que j'ai occasion de vous comparer avec les autres jeunes filles. Moi, vouloir vous abandonner! allons donc[;] peut-on supposer qu'on aille ainsi se priver de sa seule joie ici-bas, de gaieté de coeur; pouvez-vous croire que je puisse me condamner moi-même à trainer continuellement une existence sans soleil. Attala, Attala, si vous partiez, vous laisseriez une place que nulle autre ne pourrait remplir? Ce n'est pas moi qui vous abandonnerai, mais c'est moi qui au contraire vous supplie à deux genoux de ne pas m'abandonner. Avec quelle froideur, avec quelle fermeté dédaigneuse vous me rendez ma parole, ma liberté, vous déclarant prête à me rendre toute autre chose qui m'appartient! Ah! comme vous tenez peu à tout ce qui m'appartient, j'avais cru vous attacher à moi plus tendrement, par cette bague que je vous ai donnée, mais non; un mot & je la recevrai par la prochaine malle. Ah! vous êtes bien heureuse, vous d'avoir un si parfait contrôle sur votre coeur. Eh! bien, Attala, moi aussi je suis fier, l'orgueil m'a toujours été reproché comme mon défaut dominant; je suis ausi énergique, je m'en rapporte au témoignage de tous ceux qui me connaissent; et pourtant, je ne pourrais pas dire comme vous «C'est bien, faites comme vous l'entendrez»; et si je savais qu'en me jetant à vos genoux, je regagnerais votre amour si j'avais le malheur de le perdre, dans l'affreuse perspective de passer toute ma vie, sans jamais entendre une parole d'amour tomber de votre lèvre, ma fierté fléchirait & je me ferais suppliant, je me ferais mendiant d'amour. Ah! je puis me passer de soirées, ma vie peut s'écouler toute entière dans une chambrette remplie de livres, je puis me moquer des richesses; mais il est une chose qui est essentielle à ma vie; c'est l'affection d'un coeur aimé. Je vous ai raconté que tout jeune, je passais de grandes heures auprès de ma mère, tranquille tandis que les autres bambins jouaient, & en demandant [troisième folio de deux pages 20 x 26 cm] qu'une chose: «Maman, m'aimes-tu!» Cette soif insatiable de tendresse n'a fait que grandir avec l'âge; seulement ce n'est plus à maman dont j'étais sûr de recevoir une réponse favorable, mais à vous que je redemande pour la centième fois: «Attala, m'aimez-vous»; et jamais encore je ne me suis lassé de vous entendre répéter: «Oui! je vous aime!» Attala! mon bonheur! ma vie! ce mot divin ne le ménagez pas, prodiguez-le sur vos lettres; qu'elles en soient toutes embaumées, il n'y a que lui pour soulager mon coeur angoissé, en proie au sombre ennui. Savez-vous que vous en devenez avare depuis quelque temps; je constate avec peine que vos lettres deviennent de moins en moins affectueuses; de plus en plus courtes. Vous ne savez plus que dire; votre coeur n'a plus de sentiments à m'exprimer. Enfin, Attala, je vous le dis bien sérieusement, je vous l'avoue en tremblant: «J'ai peur, j'ai peur de M. Mc Gown!» Oh! je sais que votre caractère est trop noble pour me tromper de propos délibéré, [?] faire double jeu, me jurant amour pur & sincère par écrit tandis que vous en dites autant de vive voix à un autre. Mais ce que je crains, c'est que vous faisant illusion vous-même, vous ne laissiez grandir, sous le nom de simple amitié, un sentiment qui ne tardera pas à se convertir en amour; c'et que voyant ce Monsieur très souvent, tandis que vous ne me voyez qu'une fois par mois, vos pensées ne se dirigent insensiblement vers lui; jusqu'à ce qu'un jour vous ne découvriez que c'est lui qui domine vos pensées; qui les monopolise; jusqu'à ce que vous vous aperceviez que c'est lui que vous aimez & que vous ne m'aimez plus. C'est cela qui me fait souffrir. Vous savez & je sais, que son but avoué est de me supplanter, je sais & vous savez que vous l'avez déjà aimé, enfin je sais qu'il est là sur les lieux & que «les absents ont toujours tort». Mon Attala, si c'est bien vrai que vous m'aimez, que vous n'aimez que moi seul & que vous m'aimerez toujours, oh! je vous en supplie, ne ménagez rien pour calmer mes inquiétudes sur ce sujet. Je n'ai pas de ligne de conduite à vous indiquer: votre coeur sait bien ce que mon coeur désire. Que ferais-je si vous m'abandonniez! Bonsoir, mon cher Ange! il est minuit, je continuerai demain matin... À peine suis-je levé, que je continue ma lettre. Oh! que j'ai fait de beaux rêves! comme vous m'aimiez! comme vous n'aviez pas peur de montrer ouvertement votre amour! comme vous étiez affectueuse! Nous étions en soirée, mais nul autre que moi ne pouvait captiver vos regards; et moi j'étais si fier de votre amour, si heureux d'être aimé de vous que je ne me contenais plus. Mais tout cela n'était qu'un rêve! Et ce matin que je suis rendu à la vie réelle, je suis triste, en dépit du beau soleil qui fait son possible pour m'égayer, lorsque je pense que ce rêve ne restera peut-être toujours qu'un rêve! Eh! bien, mon cher Ange, êtes-vous consolée; croyez-vous encore que je suis volage, que je regrette mes engagements, que j'ai peur de mes serments. Et vous, êtes-vous [quatrième folio de deux pages 20 x 26 cm] toujours bien disposée à me rendre ma liberté; ma parole & tout ce que vous avez de moi. Ah! vous êtes une petite méchante, d'avoir pu écrire de semblables choses sans trembler; vous n'avez pas de coeur, vous qui envisagez si indifféremment la perspective d'une rupture définitive entre nous deux. Mais vous avez beau être une petite méchante, vous avez beau n'avoir pas de coeur, votre joug a beau être «bien lourd», votre tyrannie a beau être sans pareille; je vous aime malgré tout, je vous adore, je vous aimerai toute ma vie. C'est sans doute en expiation de mes péchés que les dieux m'ont condamné à vous aimer ainsi. (bon: vous savez que c'est pour rire, cela!) Ma toute petite Attala, je crois bien que c'est assez long! Et maintenant, vous aussi, vous devrez m'écrire une belle longue lettre, et bientôt. Je n'ose pas vous dire que si vous m'aimez vous écrirai [sic] pour samedi! non, j'ai trop eu peur hier de ne pas recevoir de lettre. Mais ce que je puis vous dire c'est que dans pareilles circonstances, je ne tarderais certainement pas plus que cela, moi; c'est que j'attendrai une lettre avec impatience, samedi; c'est que je serais très peiné de n'en pas recevoir & enchanté d'en recevoir une. Vous me direz sur cette lettre tant désirée que vous êtes parfaitement consolée, que vous êtes intimement convaincue de mon amour, que vous n'en douterez pas plus à l'avenir que de l'existence de Dieu. Vous me direz en deuxième lieu, franchement, sans arrière pensée, ce que j'ai à craindre de M. Mc.Gown, quels sont vos sentiments à son égard, quelle ligne de conduite vous vous proposez de tenir dans cette affaire. Oh! ma bien-aimée, je ferme l'oreille à toutes les nouvelles qui m'en viennent de tous côtés, pour m'en rapporter à ce que vous me direz. Non! vous ne pourrez pas tromper tant de confiance, tant d'abandon. S'il y a quelque chose que vous n'avez pas osé me dire de vive voix, quand j'étais tout prêt [sic] de vous; dites-le maintenant par écrit, c'est moins embarassant. Enfin Attala mon amour, redites-moi, si c'est possible, que votre amour pour moi n'a pas diminué, que vous êtes toujours la même petite Attala pleine de tendresse pour votre Émery, parfaitement décidée à n'aimer que lui, toujours & en dépit de tout; redites-moi que je puis espérer qu'un jour - jour béni entre tous - il me sera donné de vous appeler mon épouse bien-aimée. Si vous pouvez me dire toutes ces choses, je renaîtrai à la vie, mais en attendant cette nouvelle de bonheur, je vais être bien triste, anxieux, sans goût, ni courage. Abrégez mon supplice, si vous m'aimez, et je vous dirai ensuite quand j'irai vous voir. J'ai honte de commencer une cinquième page et je me tais. Au revoir, mon bonheur, ma vie, ma seule consolation, mon Attala chérie; écrivez-moi bientôt, priez pour moi, et sachez que je vous aime plus qu'on peut dire, plus que vous pouvez croire, plus que vous m'aimez vous-même. Belle ange, il faut finir, oh! ne m'oubliez pas; mon bonheur, est suspendu à vos lèvres. Vous ne causerez pas le désespoir de
Votre Émery pour toujours.
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