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Lettre du 29 mai 1901

Correspondance d'Émery Beaulieu à Attala Mallette

Lettre du 29 mai 1901



N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre:


[Premier folio de deux pages endommagé 21 cm x 28 cm avec l'entête]

A.S. Archambault, LL. L.
Avocat
No 56, rue St-Jacques
Montréal, 29 mai 1901
À Mademoiselle Attala Mallette,

Sainte Martine

Mon beau chérubin bien-aimé,

Vous êtes allée à Howick dimanche passé, moi je suis allé à St. Laurent, vous vous êtes ennuyée dites-moi; moi j'ai cru mourir de tristesse; enfin vous avez attrapé une indigestion de salade, & c'est à cause de cela que vous m'avez écrit lundi; moi je n'ai rien attrapé & je vais m'efforcer de vous faire parvenir cette lettre pour demain.

Est-ce vrai, ma chérie, que vous trouvez que votre Émery est un maître un peu sévère pour «sa petite Attala»? D'abord je en suis pas un maître, ni ne veut l'être jamais, je suis un ami, un bien tendre ami, & avec l'aide de Dieu & votre amour, je deviendrai peut-être bien un mari, mais un maître, nenni! Ensuite je ne suis pas sévère, oh! pour cela, j'ai conscience de ne l'être pas assez; je cède toujours, je pardonne toujours; j'accorde tout ce que vous me demandez; & chaque fois que je peux, au prix d'une souffrance, vous épargner un chagrin, vous savez bien que je n'hésite pas. C'est au point que j'ai peur parfois d'être coupable d'idolâtrie, à votre égard, et je crains d'avoir à me confesser quelque jour de l'ardeur de mon amour pour vous, c'est pour le coup que mon âme serait en grand danger de perdition, attendu que je ne pourrais jamais avoir le ferme propos.

Vous êtes allée à Howick; Howick est la patrie de la bonne salade, à ce que je puis voir; & Howick est aussi, si je ne me trompe, la patrie de M. Lussier. Cependant vous ne m'en dites pas un mot; avec qui avez-vous passé la veillée de dimanche, petite fourbe? Répondez tout de suite, ah! ah! vous rougissez, vous en vouliez pas que je le sache; vous espériez que plongé dans mes études, je ne me rappellerais pas du nom de ce Monsieur avec qui vous avez déjà eu de si édifiantes conversations! Or savez-vous bien que j'ai parfois des pressentiments! Ainsi dimanche passé, à l'heure où votre veillée devait être commencée, je m'en allais prendre mes chars pour retourner à la ville; lorsque tout-à-coup, une sombre tristesse s'abattit sur moi; mon coeur se serra douloureusement, puis se mit à battre comme un fou; j'aurais voulu pleurer, sans trop savoir pourquoi; & à mesure que là bas le soleil se cachait derrière un monceau de nuages sombres, la nuit se faisait plus épaisse dans mon âme.

Soudain une pensée traversa mon esprit comme un éclair: «Où est maintenant Attala? Que fait-elle? Avec qui est-elle» À cette dernière question, j'eus peur de faire une réponse; non! ce n'était pas possible... et pourtant...

Alors, je revis toute ma vie défiler tranquillement sous mes yeux; luttes opiniâtres, chagrins cuisants, déceptions amères, espérances trompées, amis perdus. Notre amour, depuis son [c]ommencement jusqu'à aujourd'hui, vint se joindre à ce défilé, avec ses incertitudes, ses angoisses, ses demi-trahisons de votr[e] part, avc M. Dubuc, avec M. Mc.Gowan [ ] j'essayai à me figurer ce qui rester[ait] de bonheur pour moi, [si vo]us veniez à me manquer, ce que [sera]it ma vie, si votre [ ]ir cessait de l'illuminer; et je co[mp]ris que le bureau [deuxième folio de deux pages 21 cm x 28 cm avec l'entête] que le Code Civil ne seraient plus qu'un objet d'ennui, que ma chambre deviendrait inhabitable, hantée qu'elle serait continuellement de votre souvenir. Je compris que tout ce qui m'entourait ne m'était cher, que parce qu'il conservait que parce qu'il me rappelait quelque chose de vous.

C'est en me berçant dans cette chaise que tant de fois j'ai rêvé à vous; c'est sur cette table que je vous ai écrit, c'est de cet encrier que sont sortis tant de mots affectueux, tant d'élans d'amour. Et les gens qui m'entourent ne me sont chers que parce que l'on s'est entretenu de vous ensemble; & si je trouve Melle Taillefer si aimable, c'est uniquement parce qu'elle vous aime, qu'elle me parle de vos qualités, qu'elle ne tarit pas d'éloges sur votre compte.

J'ai vu tout cela clairement & je compris alors si bien que j'étais en votre pouvoir que j'eus peur. Mon Dieu! mon Dieu! si un jour vous en aimiez un autre! N'est-ce pas qu'ils ont raison ceux qui prétendent que «lorsque j'aime, j'aime comme un fou, & que je me rends malheureux.» Ce sont des gens de Ste Martine qui ont dit cela, Attala; les gens de Ste Martine sont décidément bien intelligents.

J'ai une nouvelle à vous apprendre. À Beauharnois, P.Q., il existe une jeune fille qui brûle du plus pur amour pour moi: c'est ce que j'ai appris ou plutôt ce qui m'a été rappelé dans une lettre reçue quelques instants avant la vôtre. Son portrait en deux mots: elle est grande comme moi, blonde, avec des yeux bleus comme les vôtres; sa voix est enchanteresse: aucune fête religieuse n'a lieu, sans que sa voix ne se fasse entendre; sa démarche est noble; sa maison est magnifique, son jardin est superbe, sa chaloupe est légère, ses fleurs sont admirables & enfin son père est commerçant.

Je l'ai connue dans mes premières années de collège, & alors nous faisions de bien belles marches ensemble, nous échangeant des roses «avec l'emblême», entremêlés de gentils petits mots d'amour. Mais là s'arrêtaient nos relations, & cette tendresse ne se nourrissant que de roses mourut d'inanition; il paraît que le sien vient de renaître de ses cendres & qu'à la prochaine occasion, il va s'efforcer de communiquer sa flamme à mon coeur. Assurons-nous contre le feu.

Ainsi donc, Attala, mon cher coeur, bien du plaisir ce soir, jeudi, avec M. Mc Gown; j'aurai mon tour; promenez-vous bien, fumez bien la cigarette, je pourrai connaître moi aussi les douceurs des promenades de dix heures du soir & comme Mademoiselle ne fume pas, nous reprendrons nos vieilles habitudes d'aller manger de la crème à la glace chez Madame Maréchale. Et si un jour, vous entendez quelqu'un vous dire: «Prenez garde, ce sont des amours d'enfants qui renaissent!», vous pourrez vous dire «c'est moi qui ai commencé»; vous vous garderez bien de me faire des reproches, vous rappelant comment vous avez reçu les miens; enfin si quelque douleur vient vous importuner à ce sujet, songez un peu, à ce que j'ai enduré dans pareilles circonstances, et vous comprendrez «peut-être un jour, ce que l'on souffre quand on aime» comme dit la chanson.

J'ai recommencé à étudier pour préparer mes examens de l'an prochain! De nouveau je recommence à me coucher à une heure après minuit; ce soir même, pendant votre entretien avec M. Mc Gown, je serai à étu[troisième folio de deux pages 21 cm x 28 cm avec l'entête]dier bien fort, pour oublier que ma bien-aimée est à conter fleurettes à un autre qu'à moi. Enfin, je vous tire ma révérence, il est près de deux heures, je veux que vous receviez cette lettre ce soir.

Pauvre de moi, toujours esclave de toutes vos volontés, sans qu'un sentiment de révolte ne puisse se faire jour dans mon âme - Dieu sait pourtant que votre joug est parfois bien lourd!

Bien, il faut que vous m'écriviez dimanche, sans faute, sans quoi vous ne m'aimez pas; vous me direz combien vous vous êtes amusée avec M. Mc Gown, s'il reste un peu de place, vous me direz si vous m'aimez encore.

Bonjour, mon Attala adorée, je vous aime de toutes mes forces; aimez-moi bien vous aussi, n'est-ce pas.

Défiez-vous de la salade, c'est très indigeste! Prenez garde au serin du soir aussi, c'est mortel pour les jeunes filles; enfin, ma chérie, sachez bien que mon amour pour vous ne va que s'augmentant & qu'il durera autant que vous voudrez; je vous adore, entendez-moi bien.

En ce moment même, que ne donnerai-je pour sentir votre toute petite main frémir sous mon étreinte; pour un regard, pour un sourire, un seul. Ô Attala! que je m'ennuie loin de vous; & dire qu'il y a des gaillards assez heureux pour voir, toutes les semaines, celle qu'ils aiment.

Dites-moi, mignonne, que mon absence ne diminue pas votre amour; promettez-moi de nouveau que vous m'aimerez toute votre vie; regardez souvent votre bague & songez à ce qu'elle représente d'amour!

Ah! je voudrais vous entourer d'objets venant de moi, de telle sorte que vous ne puissiez faire un pas, jeter un regard, sans rencontrer quelqu'objet qui me rappellerait à votre souvenir!

Attala, une dernière supplication! soyez-moi fidèle, aimez-moi de toute votre âme; écrivez-moi sans faute, dimanche; enfin priez bien pour que Dieu bénisse mes études & qu'il fasse en sorte que je m'ennuie moins de vous.

Bonjour, cher ange de mon âme, je vous aime bien gros, je vous aime de tout mon gros coeur; je vous aime gros comme la maison chez vous, gros comme l'église, gros comme la cathédrale. «Enfant détestable», dites-vous! Grand merci du compliment; peu m'importe d'être détestable, du moment que vous m'aimerez

Votre tout petit...
Émery








Jacques Beaulieu
beajac@videotron
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