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Lettre du 31 mars 1901

Correspondance d'Émery Beaulieu à Attala Mallette

Lettre du 31 mars 1901



N. B. Les lettres à folios multiples ont été reconstituées en tenant compte de leur position dans la liasse de papiers, de la couleur de l’encre, la dimension du papier et la suite dans le texte; l’ordre n’est pas toujours certain; aussi le début de chaque folio est clairement identifié, ainsi que sa place présumée dans la lettre:


Premier folio de 4 pages 22 x 18 cm
Montréal, 31 mars 1901
À Mademoiselle Attala Mallette,

Sainte Martine.

Mon Adorée,

Après avoir rempli mes devoirs envers la faculté, samedi, le 29, en passant encore un examen sur le droit criminel; après avoir rempli mes devoirs envers Dieu, en faisant samedi, ma communion jubilaire, et dimanche, aujourd'hui, ma communion pascale, je viens maintenant remplir un devoir, le plus doux de tous, en vous écrivant.

Je ne sais quel temps, le bon Dieu veut bien accorder à ses bons enfants de Ste Martine, mais je vous assure qu'à nous, païens de la Babylone moderne; il nous donne un temps de chien. Il neige, il vente, il fait froid; en un mot, c'est un de ces temps où il me semble qu'il serait bien bon d'être assis, près d'un brillant foyer; auprès d'un amour de petite femme, auprès de vous, ma mignonne; et n'ayant rien autre à faire qu'à lever les yeux pour rencontrer des regards chargés de tendresse, qu'à tendre la main, pour sentir s'y poser une petite main chaude d'affection, qu'à dire un mot, pour entendre les plus doux serments d'amour éternel; qu'à pencher le front, pour recevoir de brûlants baisers. Voilà à quoi je rêve; & pendant que ma pensée s'enivre de si brillantes images, peut-être êtes-vous profondément occupée à causer avec quelques amis; peut-être faites-vous le premier pas dans la voie qui rendra absolument impossible, la réalisation de mes rêves, de mes espérances.

Savez-vous, ma bien-aimée Attala, savez-vous que votre dernière lettre m'a semblé plus froide que les précédentes. Peut-être est-ce simple imagination surexcitée par un amour excessif; et plaise au Ciel, qu'il n'y ait rien de plus; peut-être aussi, est-ce l'absence qui fait déjà sentir ses effets; et dans ce cas, autant vaut mieux cesser de suite, de me bercer d'illusions sur l'issue de mes amours; Peut-être enfin est-ce la visite de M. Lussier qui vous fait trouver moins pénible l'éloignement de celui qui ne se possède plus d'amour pour vous? Peut-être; peut-être...

Quant à moi, Attala, ma chérie, je vous assure, - et je ne vous mentirais pas après avoir communié ce matin, - que depuis mon dernier voyage, mon amour a pour le moins doublé! C'est que j'entends parler de vous bien souvent, depuis quelques temps, et avec quels éloges! quelles qualités dont je ne faisais que soupçonner l'existence chez vous, et qui me sont ouvertement dévoilées! Mais en même temps et proportionnellement à mon amour, s'accroit, grandit la crainte

de vous perdre, de voir votre coeur s'enflammer pour d'autres, de ne devenir pour vous qu'un souvenir, qu'un de ceux dont on dit distraitement: «Oui, c'est vrai, je l'ai déjà aimé!». Qu'est-il besoin de vous rappeler ce jeune médecin qui vous a tant aimée, que vous avez aimé; et dont l'histoire m'a été racontée aujourd'hui. Je l'ai bien écoutée cette histoire, je l'ai bien méditée; j'ai essayé de me faire à l'idée qu'un jour je deviendrai lui; et cette sombre vision, entrevue rien qu'un instant, m'a pressé si péniblement le coeur, que je n'en suis pas encore revenu.

Ainsi donc vous avez déjà beaucoup aimé; vous avez aimé de tout votre coeur; vous avez aimé plus que vous m'aimez maintenant; ... et cependant vous avez oublié. Et moi qui ne vis que de votre amour, moi, dont le bonheur repose tout entier sur votre constance, n'allez-vous pas m'oublier? Ah! que ne puis-je trouver un moyen infaillible de m'attacher votre coeur pour toujours! Si vous le connaissez, ce moyen, de grâce enseignez-le moi; et quelque pénible, quelque douloureux qu'il puisse être, je vous jure que je l'emploierai, content d'avoir assuré, à n'importe quel prix, la joie, l'ivresse de toute mon existence. Non! non! ce n'est pas raisonnable, ce n'est pas sensé de vous aimer ainsi; je vous préviens qu'après Pâques je commence une neuvaine à la Ste Vierge qui ne m'a jamais rien refusé, pour lui demander de m'accorder la grâce de vous aimer moins.

Je vous remercie d'avoir bien voulu me donner un compte-rendu de la veillée que M. Lussier a passée avec vous: je n'aurais jamais osé vous le demander.

Mais, ma bien-aimée, il ne sera pas chez vous à Pâques, n'est-ce pas? Je ne veux pas qu'il vienne me ravir les quelques [deuxième folio de 4 pages 22 x 18 cm] instants que le Ciel me pemet de passer avec vous; car si Monsieur se vante de venir de Horwick tout exprès pour vous voir, moi, je pars de Montréal, pour cette seule même raison; si Monsieur dans son humeur belliqueuse, s'attend et se prépare à rencontrer de nombreux rivaux; moi, d'humeur très pacifique, je n'aspire qu'à une chose; ne rencontrer aucun adversaire sur ma route; et si ce Monsieur est rempli de toutes les qualités, il en est une que je possède à un plus haut degré que lui, à un degré qu'il ne pourra jamais atteindre; cette qualité, c'est de vous aimer. Vous y verrez, n'est-ce pas, chérie, vous me garderez à moi tout seul, vos attentions, vos sourires, vos beaux regards, votre coeur, vous-même; tout comme je vous donne tout cela de mon côté, et pour toujours; oui pour toujours, et ce mot «toujours», je ne crains plus de le prononcer; et je lui donne toute la portée qu'il peut avoir. Vous savez que de ce mot je n'ai pas abusé; vous savez que mes premières lettres ne vous juraient pas un amour éternel. Oui! je puis, je crois, me rendre cette justice, qu'avec vous, mes paroles n'ont toujours été que le reflet de mes sentiments. Tout d'abord, c'était plutôt de l'estime que de l'amour, qui m'animait pour vous; je vous admirais, j'aimais votre compagnie, la musique de votre voix, la douceur de vos regards; et ma première lettre ne vous dit que cela; Puis l'amour est venu, sincère, sérieux, mais inquiet de l'avenir, et je vous écrivais à cette époque: «L'avenir est à Dieu; jouissons du présent, aimons-nous sans nous inquiéter combien de temps durera cet amour». Mais maintenant, comme tout a changé! Mon coeur ne m'appartient plus; mes pensées toujours s'envolent vers vous, attirées par un aimant plus fort que ma volonté; tous mes désirs se résument en un seul: «Vous aimer toujours, vous posséder toujours; n'être séparé de vous que par la mort!»

Je vous le jure, du fonds de mon âme, je vous serai fidèle, je vous aimerez aussi longtemps que vous me serez fidèle, que vous m'aimerez; et si votre coeur ne se fatigue pas d'aimer toujours le même, d'attendre celui que vous aimez, un jour et avec l'aide de Dieu, ce jour n'est pas aussi loin que quelques-uns veulent bien le dire, - un jour Dieu lui-même donnera sa sanction à cet amour; et devant les autels, les anges nous entendrons répéter solemnellement, le serment tant de fois prononcé coeur à coeur, dans ces ineffables entretiens dont les amants ont seuls le secret.

Ma bien-aimée, sachez que je n'ai jamais encore tenu un tel langage; sachez que je comprends toute la portée de mes paroles; schez que si vous agréez mon amour; que si de votre côté, vous me promettez une affection sans borne, constante, durable; je n'hésiterai pas à m'imposer même des sacrifices, pour me tracer une ligne de conduite conforme à mes engagements.

Ma chère Attala, vous ne permettrez pas à M. Lussier ni à aucun autre de vous rendre visite régulièrement? Cela me ferait trop de peine; je ne croirais plus à votre amour, à vos promesses. Ah! il n'y a pas bien longtemps encore; je vous disais: «Mademoiselle, je ne veux pas que vous cessiez de recevoir des amis, à cause de moi!» J'étais bien indépendant alors; mais maintenant, que tout me fait peur; maintenant que je crains de vous perdre, comme l'avare, son trésor; c'est avec prières que je vous dis: «Ma chérie, ne recevez plus d'amis; si vous m'aimez, votre coeur doit se contenter de mon amour, comme le mien se contente de votre amour; vous ne devez pas trouver d'agréments dans la société d'un autre jeune homme pas plus que je n'en trouve en compagnie de toute jeune fille qui n'est pas vous.» N'allez-vous pas trouver que c'est embarassant d'être tant aimée; n'allez-vous pas trouver que je vous aime trop? Si tel est le cas, dites-le, nous tâcherons d'y remédier?

Je suis très heureux d'apprendre que votre petite soeur a fait tant de caresses à mon initiale; mais combien plus heureux n'aurais-je été d'apprendre que c'était vous qui aviez couvert cette lettre de vos baisers; et c'aurait été plus que du bonheur, si j'avais été moi-même cette lettre.

Vous allez m'écrire encore une fois avant Pâques, n'est-ce pas? Vous voudrez bien adresser: Em. Beaulieu, Beauharnois, attendu que je compte partir mercredi pour Beauharnois. Inutile de vous redire que j'espère avoir une bien belle longue lettre, toute parfumée d'amour. Voyez-vous, je crie après votre amour, comme un malade après le remède qu'il sait indispensable au rétablissement de sa santé, à la conservation de sa vie.

Dans une semaine, Pâques; le croiriez-vous? Moi qui ai tant soupiré après ce jour béni: j'ai peur, en le voyant si proche! Je crains de vous trouver moins aimante que je le voudrais, je crains d'apprendre des choses qui me feront souffrir. Voyez-vous j'ai tant fondé d'espérances sur cette visite; je l'ai si ardemment désirée que bien peu de choses suffirait pour me désappointer. Mais non! vous ne permettrez pas que je sois ainsi désappointé; si vous m'aimez, vous savez ce qu'il faut à mon bonheur & vous ne me le refuserez pas.

Espérant, confiant, j'irai vous voir. Oh! si je pouvais me rendre pour la grande messe, pourrais-je espérer d'entendre la messe auprès de vous? Vous me direz cela, confidentiellement. Bonsoir; ne m'oubliez pas!!

Votre Émery à vous toute seule & pour toujours








Jacques Beaulieu
beajac@videotron
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